L’art contemporain indiscutable..

6 décembre 2016

Tino Sehgal a carte blanche au Palais de Tokyo jusqu’au 18 décembre 2016 avec trois cent participants sur 13 000 m2, il pratique un art immatériel : des œuvres « ouvertes » sans formes achevées, « offertes » au visiteur. L’artiste rechigne à laisser de traces car son art doit se vivre dans l’instant, poussant la performance au paroxysme,  il transmet ses œuvres sans instructions écrites, sans actes de vente (les commandes sont orales en présence d’un notaire…) refusant même documents et photographies. Pas de catalogue,  un  dossier de presse où l’artiste s’efface… ce qui met en valeur les glorieux sponsors qui n’ont pas la même discrétion… Parmi les œuvres proposées, pardon, les expériences offertes, celle, disons, du White Cube fatigué : une pièce sans fenêtre aux murs laiteux où une quinzaine de personne sont réparties, la face contre les murs, comme au piquet. Sauf l’un deux, posté à l’entrée, jouant la vigie : il éructe un jappement à l’arrivée d’un visiteur. Ses complices se mettent alors à marmonner, puis le ton monte, l’un énonce alors à haute et intelligible voix une phrase, puis un autre semble répondre…l’ensemble finit par scander, en chœur et anglais cette fois : « L’objet de ce travail est de devenir l’objet d’une discussion  ». Tout s’arrête au prochain jappement qui signale une nouvelle entrée : la scansion cesse et les murmures reprennent…

Les visiteurs restent un moment, curieux de comprendre le manège, puis sourient ou haussent les épaules, et sortent… mais personne n’en cause. L’œuvre, en dépit de ce qu’elle assène, est indiscutable au sens où on n’en discute pas : dire à son voisin ce que l’on pense, qu’elle est ratée puisque personne n’en parle, reviens à causer donc à en faire un « sujet de conversation » et Sehgal peut dire qu’il a gagné, que son objectif est atteint ! Voilà qui incarne parfaitement la malignité des pièces d’AC qui vous pousse au mutisme ou bien récupèrent immédiatement vos propos pour s’en justifier. C’est un « art » étrange qui n’a pas besoin de spectateurs mais de complices ou de dupes (1).

Apprêtez vous au Palais de Tokyo, à être abordé par un enfant (comment refuser de répondre à un gamin ?), une sociologue en herbe, ou un théâtreux qui voit dans la performance l’occasion d’arrondir ses fins de mois. Attendez-vous à être interrogé sur des sujets profonds où vous n’aurez le temps que d’échanger des banalités : qu’est-ce que le progrès,  réussir sa vie  etc. Dans une société de la mondialisation des échanges ; on échange les idées comme des ronds de fumée. Les noctambules, les dineurs en ville sont rompus à ce genre d’exercice : parler pour ne rien dire et faire illusion de convivialité. Mais ceux qui croiraient que Tino va leur offrir de belles rencontres en seront pour leur frais : trois petits tours et puis s’en vont. Passé le seuil d’une porte votre interlocuteur s’esbigne sans un au revoir : au suivant ! Belle arnaque ou étrange métaphore du fameux « vivre ensemble »,  où nous nous croisons sans nous envisager vraiment.

Christine Sourgins

Retrouvez  la suite de cette visite au Palais de Tokyo dans le prochain numéro d’Artension : tous les 2 mois, dans cette revue, un Grain de sel inédit !

(1) Autre exemple dans l’art de clouer le bec au spectateur : Sehgal, un jour, fit dire par son galiériste au visiteur  « je te rembourse si tu peux m’expliquer ce qu’est l’économie de marché » ! (on se rappellera que Sehgal est venu à l’art après un cursus économique…comme Koons.)