Peut-on être fanatique de la liberté d’expression ?

20 janvier 2015

A Mulhouse, un professeur d’arts plastiques vient d’être suspendu quatre mois pour avoir présenté « sans discernement » des caricatures de Charlie Hebdo devant sa classe de 4e, le 8 janvier, dans un collège classé en zone d’éducation prioritaire. Une de ces caricatures de Mahomet présentait le prophète nu : « vous devez regarder ça » aurait déclaré l’enseignant. A un élève qui faisait part de sa gêne, il aurait répondu : « Je suis le chef de mon cours, c’est moi le maître ici… Tu peux sortir ta kalachnikov ! »
Une vingtaine d’adolescents se sont plaints auprès du chef d’établissement ; les parents menaçant de manifester, le rectorat a décidé de suspendre le professeur et de lancer une enquête administrative. « Il faut défendre les valeurs républicaines. De nombreux professeurs l’ont fait en montrant des caricatures et des dessins. Mais cela doit se faire dans une démarche pédagogique », expliqua le recteur d’académie. Des syndicats d’enseignants soutiennent leur collègue, demandant l’annulation de cette  » suspension totalement arbitraire » décidée « sur la seule foi de témoignages d’élèves ». Ils dénoncent le double discours de l’éducation nationale qui engage les professeurs à ouvrir le débat… mais ne les soutient pas quand l’affaire tourne mal.
Voilà qui montre les paradoxes d’une société multiculturelle qui veut tout, en même temps. Il n’est pas anodin que ce soit un professeur d’art plastique qui jette de l’huile sur le feu : l’AC, l’art officiel et financier, est depuis longtemps passé maître dans l’art de provoquer et de pousser à bout ces cibles : c’est leur indignation qui attire les médias, faiseurs de réputations et de cotes.

Face à des sujets tabous comme le blasphème, les médias anglo-saxons sont beaucoup plus timorés ou respectueux, comme on voudra, que la presse française. En France, et c’est heureux, le blasphème n’est pas un délit mais faut-il glisser, comme s’il n’y avait aucune réflexion à mener, au « droit au blasphème »? Se comporter comme si la liberté d’expression était une divinité forcément bénéfique dont l’abus ne saurait être nuisible ? Réfléchissons. Si cette liberté devait dériver en droit (pour ne pas dire en devoir) de délirer tout haut, en public, de dire et faire n’importe quoi, du moment qu’on invoque ce prétexte (ce à quoi l’AC tend à nous accoutumer), ce serait la mort de la liberté de penser car plus aucune idée ne serait compréhensible dans un brouhaha général ; les idées les plus folles, vociférées le plus fort, l’emporteraient sur les pensées nuancées et approfondies. C’est triste à dire pour ceux qui veulent jouir sans entraves mais c’est comme les impôts : trop de liberté d’expression tue la liberté d’expression.

Ordinairement, l’AC est chargé d’organiser ce tapage afin que l’expression de pensées dissidentes soient noyées dans la masse. Ironie du sort, l’attitude libertariste rejoint l’ultralibéralisme financier du «laisser faire, laisser passer », « dérégulez tout, la main invisible du marché arrangera ça »…

Un usage désinvolte, voire, et c’est peut-être le cas ici, une forme de jusqu’au-boutisme de la liberté d’expression oblige l’autre à voir et entendre ; on cherche à le contraindre en le confrontant avec ce qui est impensable pour lui. Il y a alors une grande probabilité pour que la bonne intention première (initier le jeune à nos libertés) soit contreproductive. Autrement dit, la liberté d’expression ne dispense pas d’une pédagogie préalable, sinon nous allons droit à la guerre de tous contre tous.
Des siècles de culture de l’image ont appris aux occidentaux (comme aux extrêmes orientaux et à l’Inde) qu’une image n’est pas ce qu’elle représente, or il suffit qu’un dessinateur croque un petit bonhomme en turban et qu’il écrive dessous ou dise « c’est Mahomet »….pour qu’un fondamentaliste le croit et s’imagine dur comme fer que, ce qu’on fait ou dit du dessin, est fait ou dit du modèle. Le fanatisme religieux rejoint le nominalisme de l’AC, pour lequel il suffit qu’un artiste (et une institution qui valide) disent de n’importe quoi « c’est de l’art » pour que cela soit. Les bigots de l’AC suivent, affirmer le contraire valait, il y a peu, lynchage médiatique.
Assurer, et la formule est belle, que notre liberté d’expression s’arrête où commence l’expression de la haine de l’autre, est malgré tout un peu court. Car qui va déterminer où commence la haine, quand un banal dessin pour l’un est une injure violente pour l’autre ? Une société multiculturelle qui a refusé son modèle traditionnel, l’assimilation, ne peut s’étonner de récolter le communautarisme ; par conséquent le « vivre ensemble » va supposer, non la satisfaction des pulsions libertaires, mais de réfléchir à une éthique. S’y emploient des philosophes comme Chantal Delsol à propos de la notion de « décence » cliquez, ou le dessinateur Philippe Geluck. Celui-ci a perdu des amis le 7 janvier, il sait que Charlie est sous titré « journal irresponsable », mais il aurait préféré un dessin de Tignous, plus pédagogique, plutôt que la « une » actuelle qui déchaîne la mort, au Niger en particulier (voyez son interview sur Europe 1 cliquez). La « une » pose problème car elle est visible sur la voie publique, censée être neutre en raison de la laïcité. Au contraire du reste du journal qui, lui, ne peut choquer que ceux qui veulent l’être, en l’achetant.

Souvenons nous de cette phrase prêtée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire »». Le vrai combattant de la liberté d’expression commence d’abord par reconnaître à l’adversaire le droit de parler aussi. La tolérance est étymologiquement un mot qui signifie souffrir : pâtir d’entendre des opinions différentes des siennes. Contrairement à ce que les médias du système laissent entendre, une société de tolérance n’est pas une société « confortable », car il faut en permanence souffrir les différences et les arbitrer, donc faire l’effort de réfléchir.

Chacun a pu voir ou entendre, en direct, la presse indiquer qu’un ou des otages étaient cachés à l’insu du terroriste : la sacro-sainte liberté d’information mettait en danger la vie des victimes, les criminels étant eux aussi « branchés ». Et le terrorisme, pour reprendre Debord, est devenu un sommet de la société du spectacle. Il est urgent de réfléchir, de prendre du recul… de ne pas se laisser manipuler par l’actualité qui s’emballe et la technologie qui surenchérit. J’ai donc décidé que le Grain de Sel serait publié désormais, un mardi sur deux… afin de donner tous ses droits à la réflexion (et à la rédaction d’un prochain livre).

Christine Sourgins

Rappel : prochaine conférence le 5 février 2015 : plus d’info cliquez