Bol­tans­ki au Grand Pa­lais : triomphe de la Va­ni­té

12 août 2014

Du 13 jan­vier au 21 fé­vrier 2010, l’ex­po­si­tion Mo­nu­men­ta a été consa­crée à Chris­tian Bol­tanski. Né en 1944, ce « plas­ti­cien du temps », « ar­tiste de la mé­moire » de ré­pu­ta­tion in­ter­na­tio­nale (1) s‘est vu confier, à lui tout seul, les 13 500 m2 du Grand Pa­lais. A l’en­trée, un mur de boîtes mé­tal­liques rouillées dis­si­mule soixante-neuf rec­tangles de 35 m2 com­po­sés de vê­te­ments usa­gés, dis­po­sés au sol. Chaque par­celle de fripes est en­ca­drée par des po­tences, re­liées par des câbles, sup­por­tant des néons.

A ces mon­tants s’ac­crochent de pe­tits haut-par­leurs dif­fu­sant le son de bat­te­ments de cœur. Le tout est do­mi­né par une pul­sa­tion plus sourde qui ré­sonne sous la ver­rière, comme un bruit d’usine. Au mi­lieu de la nef, une py­ra­mide de vê­te­ments d’une quin­zaine de mètres de haut est sur­plom­bée par une grue de chan­tier dont la pince mé­tal­lique des­cend dou­ce­ment, sai­sit quelques hardes, les re­monte bien haut puis s’ouvre : les linges re­tombent et la pince re­com­mence son ma­nège sans fin…

C’est presque tout. Le pros­pec­tus du mi­nis­tère in­dique « les œuvres de Ch. Bol­tans­ki sont adres­sées à tous », il s’agit de « l’art de notre temps, pour tous les pu­blics ». Lais­sons donc la prose sa­vante de côté, consul­tons la grande presse et prin­ci­pa­le­ment le site de Mo­nu­men­ta (2) , nous fa­mi­lia­ri­sant avec « Per­sonnes », titre de l’ex­po­si­tion : « L’œuvre en­gage une ré­flexion so­ciale, re­li­gieuse et hu­maine sur la vie, la mé­moire, la sin­gu­la­ri­té ir­ré­duc­tible de chaque exis­tence, mais aussi la pré­sence de la mort, la déshu­ma­ni­sa­tion des corps, le ha­sard de la des­ti­née ». L’or­ga­ni­sa­trice, Mme Gre­nier, dé­clare que « cha­cun va in­ter­pré­ter tout ça en fonc­tion de ses propres codes cultu­rels… », elle nous as­sure « Bol­tans­ki ne fait ja­mais ré­fé­rence à un évé­ne­ment pré­cis »(3) , pour­tant ce­lui-ci, dans Le Monde fait ex­pli­ci­te­ment ré­fé­rence à Au­sch­witz(4) , pré­ci­sant que la py­ra­mide de vê­te­ments évoque « la mise à mort de masse ». La gue­nille est donc la mé­ta­phore de la dé­pouille cor­po­relle. Les camps sont une ré­fé­rence ré­cur­rente chez lui qui, de­puis 1988, a fait du vê­te­ment un ma­té­riau-clé. « Je crois qu’un ar­tiste fait tou­jours la même œuvre » pré­cise-t-il. L’ins­tal­la­tion du Grand Pa­lais, outre la « shoah », Hi­ro­shi­ma et un cam­pe­ment hu­ma­ni­taire (5) , est « à l’image des cercles de l’enfer de Dante » ; le com­mis­saire de l’ex­po­si­tion y voit une in­ter­pré­ta­tion contem­po­raine du Ju­ge­ment der­nier (6) . La pince de chan­tier qui agrippe les hardes, si elle est ins­pi­rée du jouet des fêtes fo­raines at­tra­pant des pe­luches, est aussi « la main de Dieu ». « La mort nous sur­prend sans que nous sa­chions pour­quoi » : Mme Gre­nier, semble épous­tou­flée de voir un ar­tiste af­fron­ter cette idée. Elle-même, au­teur de L’art contem­po­rain est-il chré­tien ?, y concluait par l’af­fir­ma­tive (7) . Le ton ré­vé­ren­cieux qui règne dans la presse le sug­gère : l’œuvre a des im­pli­ca­tions sa­crées.

Haro sur les mo­no­théismes

Bol­tans­ki (né d’une mère ca­tho­lique et d’un père juif qui se conver­ti­ra ) semble ré­gler ses comptes avec les trois mo­no­théismes. Avec le judaïsme d’abord. Le geste de la pince mime de la no­tion d’élec­tion. En haut de la pile, elle sai­sit quelques élé­ments, les élève au pi­nacle puis les laisse tom­ber, aban­donne ceux qu’elle avait élus. Cette élec­tion est moins un choix qu’une pioche au ha­sard ; Bol­tans­ki parle de « la loi de Dieu » à ce pro­pos.

L’Islam se trouve aussi im­pli­qué : cette évo­ca­tion de la shoah est mise en re­la­tion par l’ar­tiste lui-même avec une mos­quée. « Leurs cou­poles sont très hautes, mais le sol est cou­vert de tapis et les lustres sus­pen­dus très bas » (8), toutes choses re­prises par son dis­po­si­tif, sans qu’il ne re­doute aucun amal­game.

Bol­tans­ki cherche aussi a re­ven­di­quer un hé­ri­tage chré­tien tout en se dé­cla­rant in­croyant : « L’ar­tiste parle néan­moins de son art comme d’un art très “chré­tien” », mais ce qui l’in­té­resse dans le chris­tia­nisme, c’est l’ac­cent mis sur la mi­sère de l’homme et sa pe­ti­tesse. La ré­sur­rec­tion, le corps glo­rieux, thèmes émi­nem­ment chré­tiens, passent à la trappe sans ver­gogne et l’ar­tiste pro­cède à une ré­duc­tion dras­tique de la foi chré­tienne.

Ce qui l’in­té­resse ne re­lève ni de la trans­cen­dance ni d’un quel­conque au-de­là, il s’agit pour lui de faire « un art qui parle de l’hu­ma­nisme d’une re­li­gion qui s’est dé­bar­ras­sée d’un dieu puis­sant pour don­ner la place à chaque in­di­vi­du ». « A la ma­nière du Dieu qui est mort en croix pour sau­ver chaque homme » ajoute le site of­fi­ciel. La cru­ci­fixion se­rait donc, dans l’évan­gile selon Bol­tans­ki, un ha­ra-ki­ri divin, qui nous lais­se­rait entre nous, ver­mis­seaux hu­mains : « Etre hu­main, c’est lut­ter avec Dieu tout en sa­chant par­fai­te­ment qu’on est per­dant » (9) . Autre dé­tour­ne­ment de la théo­lo­gie, grâce à la­quelle Bol­tans­ki peut se croire « très chré­tien » : le culte des re­liques est qua­li­fié sur le site de « pro­jet d’art contem­po­rain avant l’heure ». « Des saintes re­liques du Christ (sang, vê­te­ment, mor­ceaux de la croix) aux re­liques des saints, le prin­cipe est d’ex­po­ser des « restes » et de les lais­ser « agir ». D’une cer­taine ma­nière, il n’en va pas au­tre­ment dans l’art de Chris­tian Bol­tans­ki : les re­liques ne sont plus que des ves­tiges d’ano­nymes, des traces d’in­con­nus, avec les­quels il semble être ques­tion de com­mu­ni­quer. L’er­reur se glisse dans ce « lais­ser agir », qui éli­mine la prière et par elle le re­cours à Dieu en tant que per­sonne, or c’est Dieu qui dé­cide d’agir, ou pas, par l’in­ter­mé­diaire des re­liques… Chez Bol­tans­ki, la re­lique pos­sède une sorte de fluide qui agi­rait spon­ta­né­ment : un au­to­ma­tisme aveugle, im­ma­nent, régit le monde. Rap­pe­lons qu’il avait déjà ins­tal­lé « dans une église des ac­cu­mu­la­tions de vê­te­ments qui font im­mé­dia­te­ment pen­ser à l’ho­lo­causte ». Il n’est pas sûr que les pa­rois­siens pa­ri­siens de Saint-Eus­tache, en 1994, aient bien com­pris le mes­sage, beau­coup y ayant vu une évo­ca­tion des éco­no­mi­que­ment pauvres…ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

L’ar­tiste est fa­mi­lier du qui­pro­quo vo­lon­taire et s’en vante : à Saint-Jacques de Com­pos­telle il a ré­pon­du à une vielle femme qu’il réa­li­sait « une fes­ti­vi­té en l’hon­neur des morts ».Elle a trou­vé l’ex­po­si­tion ma­gni­fique, dit-il. « Si je lui avais dit qu’il s’agis­sait d’une ex­po­si­tion d’art contem­po­rain, elle au­rait trou­vé cela hon­teux de réa­li­ser cette ex­po­si­tion dans une église ». Cette ma­nière ca­va­lière de trai­ter la foi est sou­li­gnée par l’anec­dote rap­por­tée par Mme Gre­nier sur le site : « A son che­vet, à côté de la bible, il avait une pile de Ma­rie-Claire, c’était, di­sait-il son jour­nal pré­fé­ré »…

Bol­tans­ki, peintre de Va­ni­tés ?

Cette dé­sin­vol­ture qui pose sé­rieux se re­trouve dans une dé­cla­ra­tion au jour­nal 20 mi­nutes à pro­pos de Mo­nu­men­ta : « Pour moi c’est l’ef­froi qui do­mine mais on peut aussi voir les choses de ma­nière joyeuse au contraire ». Af­fir­mer une chose et son contraire, c’est pré­tendre à la coïnci­dence des op­po­sés chère à la mys­tique… ou bien tom­ber dans une at­ti­tude to­ta­li­taire puis­qu‘elle re­ven­dique à la fois une chose et son contraire.
Les mosaïques de tis­sus furent com­pa­rées à un ta­bleau animé par la dé­am­bu­la­tion des vi­si­teurs. Le Monde nous montre Bol­tans­ki ar­ran­geant les vê­te­ments comme un peintre qui « mo­di­fie le rap­port entre les tons ».

Le froid est censé aider à tran­sir de peur le vi­si­teur, l’ex­po­si­tion n’est pas chauf­fée, cha­cun garde son man­teau, sombre, vu la mode. De fait, les mosaïques de fripes, plus co­lo­rées que la vê­ture des vi­si­teurs, ac­quièrent un as­pect dé­co­ra­tif qui ame­nuise le pa­thos que re­ven­dique l’ar­tiste. On a beau vou­loir conci­lier les contraires, le pa­thos ne fait pas bon mé­nage avec le dé­co­ra­tif, il faut choi­sir. On a parlé d’une ins­tal­la­tion équi­va­lente aux pein­tures de va­ni­té ; or déjà, parmi les ta­bleaux du XVIIIe, à côté d’œuvres pro­fon­dé­ment spi­ri­tuelles, il y avait des toiles d’es­broufe où le peintre éta­lait sa vir­tuo­si­té, no­tam­ment dans le rendu des ma­tières : des va­ni­tés fort pré­ten­tieuses, avec un côté « Ma­rie-Claire » avant la lettre…

Comme cet hiver la mode est aux four­rures, on a pu voir des dames en vison trans­for­mer cette ins­tal­la­tion cen­sée té­ta­ni­ser, en der­nier salon où l’on cause ; les mêmes fe­ront une longue sta­tion à la li­brai­rie re­lu­quant les in­cu­nables de Bol­tans­ki, d’an­ciens ca­ta­logues ven­dus à prix d’or (In­ven­taire des Ob­jets ayant ap­par­te­nu à une femme de Bois-Co­lombes, CNAC : 800 € ; un fas­ci­cule tout dé­fraî­chi, es­tam­pillé « Work in pro­gress » : 1300 €…).

Bref, l’Art contem­po­rain « pour tous » est un évé­ne­ment très chic ; LVMH n’est-il pas mé­cène ? Comme la banque pri­vée, Neu­flize OBC, qui, sur le site, af­firme que cette ex­po­si­tion s’ac­corde avec « le re­gard sin­gu­lier et pro­fon­dé­ment no­va­teur qu’elle porte sur un monde en mou­ve­ment ». Cette banque voit donc l’évo­ca­tion d’un char­nier comme un monde en mou­ve­ment ?

Le mé­cène le plus fervent, Eco­tex­tile, a four­ni 50 tonnes de vê­te­ments usa­gés qui se­ront dé­truits et re­cy­clés. Les tis­sus sont propres ; pour y voir, comme cer­tains cri­tiques, une al­lu­sion à ceux des sdf, il ne faut pas en croi­ser beau­coup. Ici, ni sa­le­té ni puan­teur, le char­nier ves­ti­men­taire est clean ; au Grand Pa­lais les marques des che­mises ou des vestes sont bien vi­sibles : les mai­sons de Haute Cou­ture sont ab­sentes, c’est la so­cié­té de consom­ma­tion de masse et son prêt-à-por­ter qui s‘ex­hibent. Sur le site, Eco­tex­tile pré­cise que cette ex­po­si­tion est en adé­qua­tion avec sa mis­sion : don­ner « une nou­velle vie aux vê­te­ments col­lec­tés ». Cette nou­velle vie consiste donc a si­gni­fier la mort, selon le dis­cours de l’ar­tiste… « Nous re­créons de l’usage et du sens, nous re­fu­sons la culture de l’usage unique, dans une vé­ri­table lo­gique ap­pli­quée de dé­ve­lop­pe­ment du­rable » clame Eco­tex­tile.

Bref, Bol­tans­ki a réus­si une va­ni­té éco­lo­gique… On le voit, les spon­sors et leur ver­biage, leur prêt à pen­ser, peinent eux aussi à prendre la me­sure de l’évé­ne­ment exis­ten­tiel que vou­drait être Mo­nu­men­ta. Le ser­vice pé­da­go­gique ne réus­sit pas mieux, lui qui pro­pose « des vi­sites en fa­mille pour dé­cou­vrir l’ex­po­si­tion à tout âge », pré­sente avec beau­coup de lé­gè­re­té ce qui consonne quand même avec la shoah : « La mé­dia­tion jeune pu­blic mêle dans un même mou­ve­ment le plai­sir lié au di­ver­tis­se­ment et la cu­rio­si­té liée à la pé­da­go­gie ». Lors d’une vi­site, on croi­sait une classe d’école pri­maire de­vant la py­ra­mide. Le mé­dia­teur, ré­fri­gé­ré, porte des gants ; il fait re­mar­quer que les vê­te­ments usa­gés ont ap­par­te­nu à des in­di­vi­dus dif­fé­rents mais, puisque le tas est en vrac et que la pince pioche au ha­sard, « tout le monde est donc à éga­li­té » dit-il avec sa­tis­fac­tion. Mo­nu­men­ta per­met d’as­sé­ner aux en­fants une grande leçon de dé­mo­cra­tie.

La Va­ni­té est « ten­dance » dans l’Art contem­po­rain (le musée Maillol lui consacre une ex­po­si­tion au même mo­ment, peu au­pa­ra­vant le musée d‘Art mo­derne pré­sen­tait Dead­line, consa­crée aux œuvres ul­times d’ar­tistes contem­po­rains à l’ap­proche de leur mort).

Mais Mo­nu­men­ta, cen­sée dé­non­cer la va­ni­té de l’exis­tence, n’ar­rête pas d’ex­hi­ber la va­ni­té même du sys­tème de l’art of­fi­ciel. Au­tre­ment dit, elle pra­tique ou­tra­geu­se­ment ce qu’elle af­firme dé­non­cer.

Art du constat ?

L’ar­tiste dé­clare qu’il pro­pose une ex­pé­rience plus qu’une ex­po­si­tion, qu’il nous offre le pri­vi­lège d’être à l’in­té­rieur de l’œuvre. « Il s’agit d’une ex­pé­rience dure et je suis convain­cu que les gens éprou­ve­ront un sou­la­ge­ment en sor­tant ». Il se fait fort de pro­vo­quer « un re­tour­ne­ment de la tra­gé­die vers la vie ». Là, il y a une grave contra­dic­tion avec l’af­fir­ma­tion re­bat­tue d’une œuvre (et d’un art) « at­tes­ta­toire » du réel. Si elle est pur constat du réel, l’œuvre est de plain-pied avec lui, et ne peut es­pé­rer pro­vo­quer ce re­tour­ne­ment bien­fai­sant. D’ailleurs le réel, contem­po­rain du ver­nis­sage, c’est le séisme d’Haïti : la vi­sion des gra­vats et des ca­davres de Port-au-Prince rend cette ex­po­si­tion ter­ri­ble­ment dé­co­ra­tive, dotée d’une mor­bi­desse très bcbg.

Les mé­dias et l’ac­tua­li­té nous ont mon­tré une ca­tas­trophe de­vant la­quelle le ca­ta­clysme de Mo­nu­men­ta est « une pe­tite niai­se­rie concep­tuelle » pour re­prendre une ex­pres­sion de l’ar­tiste, stig­ma­ti­sant de ce qu’il vou­lait évi­ter (10) .

Bol­tans­ki ne constate pas le réel, il le ma­ni­pule. Il cherche a pro­vo­quer un ma­laise, un « cli­mat an­xio­gène » pour que le vi­si­teur ac­cepte comme joyeux, le gris du quo­ti­dien, de la crise, des dé­lo­ca­li­sa­tions, des li­cen­cie­ments… C’est un pro­fes­seur de si­nis­trose qui vise à en­té­ri­ner l’état des choses : pour em­pê­cher les gens de se plaindre, il suf­fit de leur sug­gé­rer que ce pour­rait être pire. Bol­tans­ki dénie au spec­ta­teur le droit de juger son tra­vail, et dès qu’il y rentre il est pha­go­cy­té : « Même les ré­ac­tions des spec­ta­teurs, ses peurs ou ses co­lères, sont par­tie in­té­grante de l’œuvre » ; « le ju­ge­ment sur l’œuvre, le fait qu’on aime ou pas, n’est plus per­ti­nent ; il ne s’agit que d’éprou­ver et d’être im­pré­gné ».

Pro­po­ser au vi­si­teur d’en­re­gis­trer les bat­te­ments de son cœur, tient alors de l’appât et du piège. La par­ti­ci­pa­tion est un clas­sique de l’Art dit contem­po­rain qui se veut convi­vial et lu­dique. En par­ti­ci­pant, le pu­blic fait par­tie de l’œuvre ; comme on ne peut être juge et par­tie, for­cé­ment, la par­ti­ci­pa­tion pousse au cau­tion­ne­ment. Pour en­re­gis­trer les pul­sa­tions car­diaques, une ca­bine est pré­vue à cet effet. Le vi­si­teur pour­ra, en conser­ver un en­re­gis­tre­ment gravé sur CD, mais si le vi­si­teur donne gé­né­reu­se­ment le bruit de son cœur après avoir payé 4 € de droit d’en­trée pour re­ce­voir un en­re­gis­tre­ment il lui fau­dra en dé­bour­ser 5. Réus­sir à faire payer aux gens le bruit de leur propre cœur est un coup de maître ès va­ni­té.

Hu­ma­niste ou tha­na­to­naute ?

Le concept de ces en­re­gis­tre­ments pour­rait éclai­rer les in­ten­tions pro­fondes de Bol­tans­ki. Le site in­dique : « De­puis 2005, Chris­tian Bol­tans­ki pour­suit en effet une col­lecte d’en­re­gis­tre­ments de bat­te­ments de cœur à tra­vers le monde, afin de ras­sem­bler tous les cœurs des hommes. Vé­ri­table pro­jet uni­ver­sel et uto­pique, Les Ar­chives du cœur se­ront conser­vées, à par­tir de 2010, à l’abri du temps dans l’île ja­po­naise de Te­shi­ma, mise à sa dis­po­si­tion par un mé­cène. »

Ce texte, à lire avec des tré­mo­los dans la voix, pré­sente Bol­tans­ki en grand hu­ma­niste qui baigne dans l’uni­ver­selle fra­ter­ni­té : « Chris­tian Bol­tans­ki nous pro­pose de par­ti­ci­per à la consti­tu­tion d’une lé­gende vi­vante, ré­so­lu­ment mo­derne. […] la plus am­bi­tieuse des créa­tions de l’ar­tiste ».
L’en­tre­tien vidéo livre une vé­ri­té autre : Bol­tans­ki dé­clare qu’il a beau­coup uti­li­sé la pho­to­gra­phie ou en­core le nom des hommes pour évo­quer les per­sonnes dis­pa­rues mais que, fi­na­le­ment, il en est ar­ri­vé au bat­te­ment de cœur. Car ce bruit in­time, mais mé­ca­nique, est beau­coup moins évo­ca­teur que l’image : « Ça ne re­donne pas la vie mais ça si­gnale en­core plus leur dis­pa­ri­tion ». Ce qui l’in­té­resse dans la dis­pa­ri­tion de l’autre, ce n’est pas l’autre, c’est la dis­pa­ri­tion même. Voilà qui in­cite à re­lire ses œuvres an­té­rieures, qu’on a peut-être un peu trop vite cé­lé­brées comme al­truistes et com­pas­sion­nelles. Bol­tans­ki a plu­tôt une dé­marche de tha­na­to­naute (pour re­prendre la for­mule de Ber­nard Wer­ber), d’ « ex­plo­ra­teur de la mort ».

Il s’en vante dans Le Monde. Bol­tans­ki : « C’est plus fort que moi, quand je re­garde une ac­trice dans un film des an­nées 40 ou 50, je ne peux m’em­pê­cher de me de­man­der com­ment est-elle morte, de quoi, com­ment »… Ce désir d’être au plus près de l‘anéan­tis­se­ment, cer­tains sont prompts à y voir une dé­marche chris­tique de salut  n’est-il pas plu­tôt le désir de goû­ter à l’ivresse du néant ?

Le tha­na­to­naute ne chôme pas : pa­ral­lè­le­ment à Mo­nu­men­ta, une autre ex­po­si­tion se dé­roule au Mac/Val d’Ivry – « Après » (après la mort, bien sûr). « Per­sonnes » quit­te­ra le Grand Pa­lais pour être « re­jouée » à New York (l’ex­po­si­tion qui se vante d’être « éphé­mère » a trou­vé le moyen de durer ). Bol­tans­ki re­pré­sen­te­ra la France à la Bien­nale de Ve­nise en 2011 ; son épouse An­nette Mes­sa­ger avait déjà eu cet hon­neur. En France, il y a des fa­milles d’ar­tistes of­fi­ciels, des pri­vi­lé­giés qui ob­tiennent rubis sur ongle l’im­men­si­té du Grand Pa­lais, tra­di­tion­nel­le­ment dé­vo­lue aux Sa­lons. Ceux-ci, fi­nan­ciè­re­ment étran­glés par le mi­nis­tère, doivent, aux dé­pens de la qua­li­té, mul­ti­plier les ex­po­sants pour s’ac­quit­ter de leur dîme.

En 2009, des cen­taines d’ex­po­sants ont payé cher pour ex­po­ser… puis être chas­sés des lieux comme des ma­nants(11) .

Bol­tans­ki ne connaît pas ces vi­cis­si­tudes, il peut se consa­crer à son œuvre ul­time, le chef-d’œuvre ab­so­lu : il a vendu sa vie en via­ger à David Walsch, joueur de ca­si­no pro­fes­sion­nel de­ve­nu mil­liar­daire en Tas­ma­nie. « Je serai filmé, jour et nuit, par trois ca­mé­ras. Sauf dans ma chambre à cou­cher », ma­gné­to­sco­pé dans son ate­lier donc, jusqu’à sa mort. Le geste est faus­tien, mais comme il n’est pas sûr que Bol­tans­ki ad­mette l’exis­tence de l’âme, il vend donc son image. Le via­ger est cal­cu­lé sur huit ans ; au-de­là le joueur est per­dant, en deçà, ga­gnant.

Or « le diable de Tas­ma­nie » (sic) se vante de ne ja­mais perdre ; « Bol­tans­ki défie la mort » lit-on, et le voilà promu héros d’une so­cié­té qui la cache. A une époque où l’es­cla­vage existe tou­jours, Bol­tans­ki vend tran­quille­ment sa vie, et garde son bre­vet mé­dia­tique de grand hu­ma­niste. La té­lé­sur­veillance in­quiète, les scan­ners des aé­ro­ports violent l’in­ti­mi­té : faites comme moi, semble dire l’ar­tiste, ac­com­mo­dez vous.

Le maître ès va­ni­té nous dé­livre sa leçon de ser­vi­tude vo­lon­taire.

Christine Sourgins

Article publié dans le N° 107 de la revue Catholica  Printemps 2010.

.1) Ga­zette de Drouot, 22 jan­vier 2010, n°3, p.164.
.2) http://www.monumenta.com/2010/ dou­blé par le sup­plé­ment du ma­ga­zine du mi­nis­tère de la culture réa­li­sé par le DIC et remis gra­tui­te­ment aux vi­si­teurs.
. 3) 20 mi­nutes , 12 jan­vier 2010, p.16.
. 4)Le Monde, 10 et 11 jan­vier 2010, p. 22.
. 5)20 mi­nutes op.cit.
. 6) Ga­zette de Drouot, op. cit.
. 7)Ca­tho­li­ca n. 82, hiver 2003.-2004, « Le chris­tia­nisme revu et cor­ri­gé par l’Art contem­po­rain », pp. 50 à 63.
. 8)Le Monde, loc. cit.
. 9)L’Œil, n. 621, fé­vrier 2010, p. 59.
. 10) Le Monde, loc. cit.
. 11) Art en Ca­pi­tal réunit au Grand Pa­lais cinq sa­lons his­to­riques : Ar­tistes Fran­çais, In­dé­pen­dants, Com­pa­rai­sons, Des­sin et Pein­ture à l’eau, So­cié­té Na­tio­nale des Beaux-Arts. 2 300 ar­tistes payent cha­cun en­vi­ron 300 € pour pré­sen­ter une œuvre. En 2009, pour le même prix, cette ma­ni­fes­ta­tion passa de 10 à 6 jours, re­lé­guée aux va­cances de Tous­saint ; de plus, elle fut fer­mée pé­remp­toi­re­ment, au pré­texte des cé­lé­bra­tions de la chute du Mur de Ber­lin…