Peinture sans peinture

27 juin 2017

La technique vient de parachever la dématérialisation totale de l’art : on peut maintenant peindre directement dans l’espace et y convier le spectateur muni d’un casque adéquat.
Une application de dessin en réalité virtuelle, Tilt Brush, vendue 20 dollars, aurait atteint le chiffre de 190 000 utilisateurs, un an seulement après le début de sa commercialisation par Google : deux commandes manuelles remplacent crayons, pinceaux et burins. Portrait de l’artiste en pilote informatique ? En fait, cet outil fut créé pour le divertissement d’un public d’amateurs mais des artistes s’en sont emparés, séduits par son côté « immersif » si tendance : le spectateur n’est plus face à l’art mais dedans ! Peut-on en conclure que la technique réalise un des rêves ancestraux de l’artiste : « mettre le spectateur dans son propre monde » ? Assiste-t-on à une apothéose ou à une déconfiture totale des arts visuels ? Car dans l’art traditionnel, le spectateur n’est pas conquis d’avance, il faut manier ses instruments de manière pertinente pour attirer son attention, sinon le public se détourne. Dans le cas de la réalité virtuelle, le spectateur est captif d’avance, par définition. Reste que, lassé ou déçu par ce qu’il découvre, il peut toujours enlever le casque. Il semble que les premiers essais de peinture virtuelle soient répétitifs avec abus de couleurs criardes et multiplication d’effets faciles, néon, fluo ou paillettes (1). Bref, il ne faudrait pas confondre réussite technique et brio esthétique…

Les musées ont depuis longtemps compris l‘intérêt pédagogique de la réalité virtuelle qui permet, par exemple, de reconstituer des architectures ou des événements passés, de manière vivante pour les cervelles avides de sensations. Les artistes, eux, expérimentent et certains rêvent déjà de travailler à plusieurs sur un même espace virtuel : la peinture deviendrait-elle un jeu vidéo comme un autre ? Beaucoup se demandent comment en vivre : en étant rémunéré lors de performances comme pour un spectacle ? Les galeries ne savent pas encore comment exposer les œuvres de réalités virtuelles. Mais cet art participatif a-t-il encore besoin d’un intermédiaire en galerie ? Voilà une invention qui risque de fuser, les réseaux sociaux aidant, par-dessus la tête des marchands comme des experts.

La technique, elle, a déjà une longueur d’avance : Google a mis au point des pinceaux sensibles aux sons qui réagissent en temps réel à la musique. A quand l’œuvre d’art connectée qui fasse grille-pain et réservation auto ?

Le Grain de sel reprendra en septembre. D’ici là, le Blast promis aura peut-être eu lieu (voir le Grain de sel précédent). Pour fêter le centenaire de la mort de Rodin, vous pouvez lire le livre de Michael Pareire « Rodin et Maillol, le Sublime et le Beau », aux éditions de l’Epervier, une analyse toute en contrastes pour mieux saisir la spécificité de ces deux artistes. Puis le très important ouvrage de Maria Tyl, « Mai-68 : Révolution symbolique ou inertie institutionnelle ? » (Les Éditions du Littéraire) qui raconte comment l’enseignement artistique à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts fut emporté dans la tourmente ;  son livre suivant « Art abstrait géométrique », autour de la collection Kouro, est réservé aux amateurs du genre et s’attache à Herbin, pionnier des Réalités Nouvelles…. qui n’étaient pas encore des réalités virtuelles !

Christine Sourgins

(1)« Les arts plastiques tentés par la réalité virtuelle », Laure Andrillon, Le Monde, 13 juin 2017, p.24.