Pour une première visite

23 août 2014

« L’Art contemporain » et ses mirages en 7 questions

  – Pourquoi avoir écrit « Les mirages de l’art contemporain » ?

– Nous vivons, (mais le grand public l‘ignore) avec deux définitions de l’Art, irréductibles l‘une à l‘autre. La première nous est traditionnelle, spontanée, la beauté y est centrale. L’autre a été inventée par Marcel Duchamp vers 1913 avec les ready-made comme la roue de bicyclette ou le célèbre urinoir : un objet détourné de sa fonction utilitaire devient œuvre d’art par la volonté de l’artiste. A partir de là on ne crée plus, on décrète. Fini le travail des formes, celui de la « main pensante » : l’artiste est d’abord un intellectuel « qui crée une pensée nouvelle » pour cet objet qu’il s’approprie. Ce qui compte, ce n’est plus l’objet exposé mais le projet qui est derrière. A l’origine, cela a l’air d’un gag et beaucoup ont bien ri, Duchamp le premier. Mais au fil du temps, il s’est avéré que cette seconde définition de l’art est prédatrice de la première. Qu’en manipulant des projets plutôt que des objets, c’est le spectateur qu’on manipule. Le terme contemporain est maintenant piégé : il n’est pas l’art de nos contemporains mais seulement d’une partie de l’art d’aujourd’hui qui se prétend la totalité de l’art vivant. Ce label désigne en fait l’esthétique dominante, notre ministère de la Culture l’a promu art officiel. Certains auteurs, pour lever toute ambiguïté, emploient l’acronyme AC. Autrement dit, en France, la seconde définition de l’art (AC) est en train d’éliminer les tenants de la première.

     C’est d’abord le désarroi du monde de « l’Art caché » (celui de la définition première de l‘art), qui m’a motivée. Occupés à peindre, à sculpter, ces artistes, n’ont ni le temps ni les moyens de démonter les arguties retorses qui les délégitiment : œuvrer sur toile, sculpter, serait devenu ringard. Tous ceux qui ne pratiquent pas les « installations » (ouvrir une baraque à moules dans un musée par exemple), ou l’esthétique relationnelle (serrer la main des passants dans la rue), ou des performances comme “ aidez-moi à devenir citoyen américain ” ou des vidéos (avec les films Hitchcock au ralenti)…tous ceux là seraient des attardés, voire des réacs.

     Aussi préoccupant est le désarroi du public qui voudrait comprendre ce que signifie un requin dans le formol, n’y arrive pas et culpabilise. Certains s’en remettent aux experts officiels, deviennent moutonniers, débitent les clichés que véhiculent la presse. D’où un état de servitude volontaire, le prix à payer pour paraître moderne ou plutôt « post moderne ». C’est, surtout, l’avenir qu’on prépare aux jeunes générations qui m‘a inquiété : l’AC (conceptualo-duchampien) est un fantastique moyen pour formater les tendres cervelles. Certains professeurs ont été sanctionnés pour avoir enseigné le dessin au lieu d’initier leurs élèves à cet Art contemporain que j’ai défini comme « une transgression de l’art devenu un art de la transgression » .


  – Quelle définition de l’art peut-on donner pour le différencier de l‘AC ?


  – L’art est l’incarnation d’une inspiration dans la matière, grâce à un travail des formes. Dans cette inspiration, il peut y avoir des idées, des émotions, des rêves…peu importe. Mais il faut re-présenter, c’est-à-dire rendre présent, manifester une présence. L’art est médiation entre le réel et un plan plus élevé, plus spirituel qui devient ainsi sensible, visible grâce au travail artistique. L’Art dit contemporain, détourne, s’approprie, refuse la médiation : c’est une prédation du réel. Il nie toute transcendance, c’est un art de l’Absence. Bien sûr il existe des zones frontières où les deux définitions se chevauchent, en particulier parce que la confusion (subie ou entretenue volontairement) règne chez beaucoup d’acteurs de l’art.


La Fontaine de Duchamp ne pose-t-elle pas la question et la présence du laid ou de l’absurde, voir du raté, ce qui pourrait alors rentrer dans votre définition de l’art ?

– Fontaine est signée (R. Mutt) qu’on peut traduire par « signé idiot ». Mais le ridicule, le ratage est banal dans l’art (les croûtes ne sont pas une invention récente !) ; Duchamp ne serait certainement pas resté dans l’histoire en étant nul exprès, piètre exploit qui le maintiendrait dans la première définition de l’art. Il visait plus haut et plus fort : il s’en prenait à l’esthétique même, trouvant que peintures et sculptures avaient fait leur temps et soulevait, entres autres, des questions pertinentes comme « qui décide que c’est une œuvre, moi ou le comité de sélection ?». Vous savez, on a aussi tenté de rabattre Duchamp dans la définition première de l’art par l’argument contraire, procédé dénoncé par Duchamp lui-même : « j’ai essayé de disqualifier l’esthétique (…) je leur ai jeté un porte-bouteilles et un urinoir à la figure, comme un défi, et voici qu’ils les admirent pour leur beauté esthétique » .

  Je n’ai rien contre Duchamp mais l’absolutisation, la dogmatisation, la systématisation (et la marchandisation )de sa démarche posent question. Sans remonter à Augustin et l’Augustinisme, il arrive que les disciples trahissent le maître… Duchamp serait très surpris d’être « pape » de l’Art contemporain ; comme les Dada n’en reviendraient pas d’être institutionnalisés… L’anticonformisme devient problématique dès qu’il se transforme en conformisme… Je n’ai rien non plus contre des activités conceptuelles qui seraient une vraie contestation ; au lieu de cela nous assistons à des oeuvres qui participent à ce qu’elles dénoncent (tel Ben qui figure dans la Parade des vaches, avec une effigie de ruminant où est inscrit « ceci est de la mayonnaise culturelle » : de l’art de pratiquer  ce qu’on critique…)

  -Votre définition de l’art n’est-elle pas trop restrictive, ne porte-t-elle pas atteinte à la liberté de création ?

-Fra Angelico, Titien, Bosch, Vermeer, Poussin, Bernin, Delacroix, Matisse ou Manessier et j’en passe, tous les peintres et sculpteurs des siècles passés n’ont pas l’air de trouver liberticide cette définition première de l’art ! En fait, le problème, est moins celui de la liberté de création, que celui de la légitimité d’élargir la définition de l’art. Pour y voir plus clair, prenons l’exemple de la médecine, que l’on peut définir comme « la mise en œuvre de techniques visant la guérison ». A l’intérieur de cette définition, les thérapeutes innovent sans arrêt et tant mieux. Mais il est possible d’élargir cette définition première en y intégrant la torture, les médecins nazis ne s’en sont pas privés. Ne suis-je pas libre d’affirmer que, ce faisant, vous trahissez et détruisez la définition première et que vous êtes un danger public ? La liberté de création que vous agitez est celle du renard libre dans le poulailler libre : la liberté de la culture de mort. Celle de Néron qui aurait (dit-on) incendié Rome pour chanter les ruines !  

     Tout aurait pu se résoudre pour le mieux si les partisans de la seconde définition de l’art avaient été jusqu’au bout de leur radicalité en proposant un mot nouveau pour des activités nouvelles. On proposa « arteur » et Duchamp « anartiste », contraction d’anarchiste et d’artiste. Voilà qui eut levé toute ambiguïté. Mais non, les tenants de l’AC préfèrent entretenir la confusion pour jouer sur tous les tableaux, si je puis dire.

Je garde l’appellation « art » pour l’Art contemporain par respect pour une référence commune, bien qu’il soit patent que l’AC est un anti art, terme revendiqué par nombre de ses tenants. Mais il arrive qu’il y ait de l’art dans l’AC : étant fondé sur l’appropriation, il détourne sans cesse de l’art au sens premier qui se trouve pris en otage à l‘intérieur. Par exemple, « Professeur suicide » est une œuvre contemporaine où l’on entend la musique de Haydn. …contrainte d‘exalter le suicide expliqué aux enfants. Pratiquer pour détruire est une méthode de l’anti-art. Or l’AC ne manque pas de techniques pour manipuler le spectateur, j’en ai donné dans le livre un inventaire non exhaustif. Et comme art vient d’un mot qui veut dire initialement « technique », en ce sens, on peut encore employer le mot art pour l’AC. La difficulté sera de trouver un autre adjectif que « contemporain » pour le désigner. Car qu’est-ce que du «  contemporain » qui n‘en finit pas ?

– Qui tire les ficelles de l’Art contemporain ?

– L’Art contemporain est un phénomène qui ne répond pas à  la fameuse « théorie du complot ». C’est beaucoup plus grave qu’un complot : une connivence généralisée sans chef d’orchestre. La responsabilité y est sans cesse diluée. Les théoriciens de l’Art contemporain en ont parfaitement conscience, leur modèle est le rhizome. Néanmoins, quand on sait que des artistes chinois ont dévoré un fœtus et que le cannibalisme s’est retrouvé étudié comme de l’art très contemporain par la presse spécialisée, je comprends que certains y voient une inspiration maligne. Mais après ? La vraie question est : comment combat-on ce phénomène ? J’ai voulu retracer sa genèse, comment se diffuse cette idéologie qui est aussi un affairisme, donner des antidotes….le rire en est un, mais à condition d’accompagner un travail de démystification en règle. Sinon le rire n’est que le masque de la faiblesse.

– Que deviennent les artistes fidèles à la première définition de l’art ?

– Certaines galeries les défendent. Quoique majoritaires, ils sont méprisés, en France (ce qui n’est pas le cas ailleurs) par un AC dominateur, donc les chercheurs ne les étudient pas, et ils sous représentés médiatiquement : ainsi, quand la ville de Yerres met sur pied une biennale de sculpture, on aimerait que le retentissement médiatique soit à la hauteur de l’événement. En fait, les circuits de monstrations qui les concernent sont volontiers « sapés» : voyez comment on étrangle les salons, obligeant des centaines d’artistes à payer le prix fort pour occuper le Grand Palais, alors que l’on fait un pont d’or aux stars de l’AC, lors de Monumenta. Pour survivre, les salons doivent multiplier les exposants payants, ce qui n’est pas toujours synonyme de qualité. Le milieu de l’art a changé : autrefois poètes et écrivains soutenaient peintres et sculpteurs. Aujourd’hui le conceptualisme de l’AC a imposé philosophes, psychanalystes, sociologues, sémiologues (universitaires et fonctionnaires) en gardiens du temple de l’art. Beaucoup d’artistes se sont repliés dans la solitude de leur atelier. L’artiste, au sens premier, est volontiers individualiste mais il serait temps de comprendre que, face à l’AC qui marche en réseaux, il lui faut inventer une convivialité et une visibilité nouvelle : Internet peut jouer un rôle pour retrouver une communauté de pensée jusqu’ici perdue…et l’émergence d’une dissidence.

-Faut-il supprimer le ministère de la Culture et s’en remettre aux acteurs privés ?

– Le Grand Méchant Marché n’est pas non plus la panacée ; il est parfaitement capable de mettre la culture à l’encan. Un collège d’experts, financé par État, disant l’histoire et l’art indépendamment de tout critère mercantile, peut alors être un contre-pouvoir ; ce devrait être le rôle et l’honneur des agents de État, avec pour conséquence inévitable de se pas intervenir dans le contemporain où la spéculation fait rage. Ce serait l’exception culturelle à la française. Or nous assistons à un État qui, au lieu de réguler et d’être garant d’un pluralisme, se mêle de tout, et, sous couvert d’action publique, favorise des intérêts ou des réseaux particuliers. Le fonctionnaire s’est allié au spéculateur ( saviez-vous que la commissaire de l’expo Koons à Versailles était aussi salariée du collectionneur Pinault ?) La première mesure à prendre est donc la mise en œuvre d’une réelle transparence : qui décide d’acheter quoi, à qui, par quels intermédiaires, et à quel prix, puisqu’il s’agit de l’argent du contribuable. Et laisser travailler les sociologues, comme Nathalie Heinich qui demande à étudier les « intermédiaires »…

Mars 2009.