Comment trouer l’histoire de l’art…et la tête du regardeur.

11 juin 2024

Le musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) a invité le belge Wim Delvoye « artiste-curateur » (1) « virtuose de l’hybride », capable de mixer trivial et sublime, ludique et sérieux, artisanat et haute technologie. Ici, ce « spécialiste du choc des traditions et des contextes » transforme Raphaël, Cranach, Picasso, Warhol etc. en camarades de jeu dans une expo ironiquement intitulée « L’ordre des choses » : le monde est au bord d’une guerre mondiale ? Il est donc urgent d’attaquer les « évidences rassurantes qui structurent notre rapport au monde » pour « dynamiter les certitudes. Tout est renversé, détourné, mis sens dessus dessous ». Nos ados vont psychiquement mal ?  Delvoye travaille le « quotient schizophrénique »sic des œuvres (entendez leur capacité à générer des interprétations multiples). Comment ?

En faisant subir à notre regard, et à nos neurones, les mêmes torsions et déformations qu’il inflige aux chefs-d’œuvre, lorsqu’il donne à une sculpture de Canova une consistance de chewing-gum. Ce Ravissement de Psyché « version twisted » sic devient guimauve de marbre d’où toute beauté néoclassique est littéralement essorée au profit d’un kitch clean. D’un crucifix distordu en ruban de Moebius, le dossier de presse décrète que « la passion du Christ trouve une nouvelle expression », précisant, sans rire, que l’artiste a « souhaité laisser les objets parler pour eux-mêmes et en eux-mêmes » ! Delvoye a obtenu « les moyens de les faire parler » comme on disait rue Lauriston ; il ne se contente pas d’intégrer en médaillons, dans les décors historiques, des héroïnes de Disney et autres ustensiles incongrus mais use de l’objet le plus bavard et invasif qui soit :  un jeu de billes géant avec des sphères d’acier coulissant sur des rails agrafés d’un mur à l’autre, barrant ou encageant les œuvres muséales : rarement un parasitage du patrimoine fit autant de tintamarre. L’ensemble bouge en permanence, oubliez toute velléité de contemplation même devant les œuvres anciennes.

Rouletabille au musée

Les billes n’hésitent pas à percer sculptures ou peintures, « poussant très loin une logique ludique qui flirte avec la destruction (…)  un Picasso est traité comme une cloison » , obstacle à perforer  pour « rappeler la nature matérielle de l’œuvre d’art » ; « inciter à voir ses propriétés plastiques, ses possibilités de déformation, envisager de la trouer, de la désacraliser »…Certes les œuvres ainsi transpercées sont des copies, mais l’attentat symbolique est réel. Or c’est après ce genre d’incitation que la nomenclatura culturelle reproche sans vergogne aux écolos d’attaquer les œuvres !  Tous les arguments sont bons pour justifier ce que le dossier de presse nomme « vandalisme joyeux », « élégant », et même « philosophique » sic.

« Trouer l’histoire de l’art », c’est « inscrire le mouvement dans ce qui se donne habituellement comme le symbole de la fixité » (entendez peintures et sculptures). C’est « brouiller les frontières qui limitent notre appréhension des choses » : notez l’inversion de la notion de frontière qui, par définition, clarifie, délimite. La bille incarnerait « les sauts et bonds du regard du spectateur » : au contraire, elle confisque sa liberté de regarder mais la com du musée ne recule devant aucune incohérence.  « La sculpture est sublimée par le mouvement de la bille que suit le regard. Car le regard ne peut se poser sur une seule chose ». Or le regard est captivé par la bille tapageuse, aux dépends de l’œuvre qui n’est nullement sublimée !  C’est un détournement de l’attention transformant des objets de valeur en « objets démocratiques » sic.

Dans ce chamboule tout, évidement nul parcours n’est imposé, aucun « grand récit » ne « contraint » les visiteurs, « curateurs de leur propre expérience esthétique ». Génial : les spectateurs s’égarent et se déconstruisent tout seuls, invités à « changer leur rapport au monde » !  C’est pourquoi le billet d’entrée est à prix libre : or quand c’est gratuit, c’est toi le produit.

A savoir : le MAH et Wim Delvoye sont en partenariat avec les Laiteries Réunies Genève ; des œuvres du musée et de l’artiste orneront les opercules de millions de petits pots de crème à café etc. « Tous et toutes, nous pouvons devenir collectionneurs de « Delvoye » » ose déclarer le musée. Or désacraliser l’art pour magnifier l’industrie sous couvert de « démocratisation de la culture » s’appelle un vandalisme de rapport (aperçu vidéo, cliquez)

Christine Sourgins

  • Jusqu’au 16 juin 2024. Delvoye, star de l’AC, est connu pour sa machine à excréments, les cochons tatoués puis dépecés, etc.