L’Art contemporain, un art citoyen ?

12 août 2014

L’art officiel, dit « contemporain » (1), se définit volontiers comme un art citoyen, il se doit de prendre en compte les événements marquant la société ; donc l’embrasement des banlieues, qui, en novembre 2005, restera significatif de la fin de l’ère chiraquienne.

  Le Frac Ile de France (le très officiel fond régional d’art contemporain) donna mission à l’artiste Pierre Ardouvin de travailler, Place des Fêtes, dans le 19èmeà Paris . Un lieu judicieusement choisi, nous enseigne le prospectus publié à cette occasion : l’endroit est « comme une banlieue à l’intérieur de Paris », son nom suggère la liesse, la fête, or c’est un grand espace vide, pas folichon, où se croisent quotidiennement 19 000 personnes. L’artiste a été choisi « pour la dimension contextuelle de sa démarche » et va pouvoir travailler ce décalage entre le mot et la chose, envisager les lieux « en tant que ready-made ». Le mot clé est lâché ; Marcel Duchamp fut l’inventeur, au début du XXème, du « ready-made », un objet quotidien détourné de sa fonction initiale et devenu objet d’art par la volonté de l’artiste. La recherche du Beau devient alors caduque. Le principe du ready-made duchampien a permis à l’Art dit contemporain d’intégrer toutes les activités humaines : appliqué aux comportements, il transforme en œuvres d’art un combat de boxe (dans une galerie), ou le fait de serrer la main (d’un artiste) … La sphère médicale et la religieuse se trouvent aussi sollicitées : si F. Cardinali installa une machine à baptiser à Saint Sulpice, la célèbre Orlan (qui utilisa le bistouri pour sculpter son visage) prépare « un manteau d’Arlequin fabriqué à partir de cultures de cellules de peau prélevées sur des personnes différentes » (2). Pour que cet « art » devenu totalitaire, et que ces  artistes « mutants », parviennent à leurs fins, pour que le détournement réussisse, il faut que des réseaux, des institutions, artistiques ou autres, le valident. En France, vu le poids historique de l’Etat, son rôle s’avère crucial. L’opération « Chien de feu », montée par L’Antenne, (l’espace pédagogique du Frac Ile de France), montre concrètement comment, sous couvert de préoccupation sociale, sociologique, intellectuelle, s’opère la subvention de la subversion.

Chien de feu

   Pendant 9 mois, l’artiste va mûrir « une proposition originale et éphémère qui vise une interprétation de ce site et sollicite les réactions du public ». L’artiste, qui a reçu « carte blanche », est associé à « un groupe de travail ». Que le public fasse partie de l’œuvre est un poncif de l’Art dit contemporain. Mais peut-on avoir carte blanche si un groupe de travail s’en mêle ? Le Frac demande à deux critiques d’art d’être les exégètes de cette oeuvre éphémère : Guillaume Désanges (G) et François Piron (F) dialoguent dans un style haché caractéristique du Net.

« Chien de feu » s’est déroulé dans la soirée du 13 septembre 2006 et consiste en « douze braseros géants entourés de barrières de sécurité ». Nos deux critiques d’art s’enflamment :

G : ce qui marque immédiatement, c’est-ce côté radical et simpliste : prendre au mot le leitmotiv « ça-brûle-dans-les-cités ».
F : et prendre au mot « la place des fêtes ».
G : on y voit que du feu/ mais quand même, spectacularisation évidente.
F : et un désir sculptural classique.
G : théâtralisation.

En ne lésinant ni sur les jeux de mots ni sur les allusions savantes (Bachelard et sa psychanalyse du feu), ils nous affirment que l’œuvre ardouvinienne est « la fête dans l’enceinte des barrières », donc « la révolte dans l’encadrement policier » : « Chien de feu » est alors la « tension entre l’anarchie joyeuse et une carceralité désespérée ». En réalité « Chien de feu » est tout simplement ce qui reste d’un droit à la subversion subventionnée, celle-ci devant impérativement respecter la commande et le budget, le tout dans la limite d’un cahier des charges (et des règlements administratifs de sécurité, d’où les barrières). Plutôt que de pointer cette subversion bien policée, nos critiques préfèrent s’étourdir de notions antagonistes, puisque le feu est à la fois « plaisir et danger », avec un « côté attraction-répulsion, fête-défaite, attente-frustration, féérie-violence, c’est tout Ardouvin ». Ils finiront par convenir : « le feu c’est plutôt no future ».

 Surprise partie
   G nous apprend le déroulement de l’œuvre : « au début, des gamins tournent autour des braseros, sentent que quelque chose va se passer », (…) « en plus, interdit d’approcher trop près des bidons, ça énerve un peu, forcément. », « pourtant certains sont venus spécialement/ alors tension électrique sur la place des fêtes/dont on se dit qu’elle tombera immédiatement à l’allumage ». Là nos deux spécialistes vont insister sur l’aspect déceptif de l’œuvre :

F : je suis venu à la fin (nb : à la différence d’une œuvre d’Art-art, on peut venir à la fin d’une œuvre d’Art contemporain, puisque le plus souvent le concept prime la forme)/une atmosphère de déception, genre il ne s’est rien passé. (…) un peu genre : la fête est annulé ou : elle ne peut pas arriver ici.

G : surprise « partie ».

F : Quid des spectateurs ?/j’aime bien cette cible un peu manquée/cette non adresse.

G : esthétique pas très relationnelle.

F : comme le premier projet de Pierre (Ardouvin) qui était de surélever de 3 m le manège de la place /inatteignable, frustrant.

G : circulez y’a rien à voir / C’est une pièce qui fonctionne en creux : la fête à été oubliée/ évacuée/ il y a eu l’avant (énervement)/ il y a eu après (déception).

F : exit le moment de jouissance ou de plénitude.

Dans l’Art-art, « non-contemporain », l’art au sens premier du terme, celui qui va, en gros, de Lascaux à Picasso, on cherche à obtenir l’approbation, l’assentiment du spectateur ; ici une réaction de frustration suffit. Mais les réactions du public, collectés par les membres du « groupe de travail », montrent que l’angoisse peut aussi faire le jeu de l’Art contemporain : « L’intervention ? Pas du tout festive mais carrément angoissante, c’est pour cela que l’œuvre est réussie… ».

La surprise escomptée par le spectateur n’a pas eu lieu, elle est partie ; ces feux vont s’éteindre sans le moindre feu d’artifice…Si le public est plutôt frustré, les critiques sont, eux, très excités et jouissent de manipuler mots et concepts, d’où le « surprise partie ».

Une autre réaction du public témoigne cependant d’un net progrès de l’esthétique incendiaire : « c’est beaucoup plus joli que des voitures dans une cité qui brûlent. Et puis c’est pas la même chose, une voiture ça pète, tu as tout qui pète en même temps ». Voilà donc le grand avantage du brasero sur la voiture, de l’Art contemporain sur l’émeute : ça dure plus longtemps ! Ardouvin est-il en train de suggérer aux jeunes d’allumer des braseros plutôt que des berlines ? Pourquoi Ardouvin et son « groupe de travail » n’ont-t-ils pas équipé la voirie de braseros de secours pour que les incendiaires, pris d’une violente envie d’incendier, puissent se soulager ? Mieux vaut un brasero qu’une auto ; l’œuvre eut été vraiment sociale.

En lieu et place d’une attitude citoyenne, on a l’impression d’un milieu artistique jouant avec les nerfs du public, pour mieux l’abandonner à son sort ensuite, voire culpabiliser les spectateurs de leur déception : « A nous d’inventer la fête qui aurait pu avoir lieu » déclare G. Comment, avec quels moyens ?

F : Je me demande dans quelle mesure Pierre a refusé de jouer le jeu.

G : Il a répondu par un geste/ « et maintenant démerdez-vous »/minimal/compact/tendu/éphémère/comprend qui peut.

F : Une forme du collectif (le feu de joie, ou le brûlot de la révolte) qu’il individualise/ et soustrait à l’émotion qu’elle est supposée stimuler.

La conclusion est dans la droite ligne du pessimisme fataliste de l’Art dit contemporain :

F : ce n’est même pas que la fête est finie c’est juste qu’elle ne va pas arriver/question de génération.

Comment un public, une génération, au départ déjà démunis, et qu’on frustre de surcroît, pourraient-ils inventer autre chose que la violence ? L’Art dit contemporain excelle à vous livrer au déterminisme. On pourrait dire, en parodiant le style inimitable de F et G : « on vous frustre pour que vous le restiez, frustes que vous êtes ».

 L’Art dit contemporain se flatte d’être subversif, or il est subventionné : il allume donc un brûlot de la révolte mais calibré par les procédures administratives et dûment déclaré en préfecture, c’est un pétard mouillé. En revanche, il transgresse là où il ne le dit pas : lui qui se flatte d’être relationnel, convivial, prônant la solidarité, la fête, le jeu, (et cet « Homo festivus » cher à Philippe Muray) bref, cet art qui se dit citoyen , se joue du spectateur sans vergogne. Car « chien de feu » cache, sous l’allusion animalière, le recours à la technique des explorateurs qui éloignaient les bêtes sauvages en allumant de grands brasiers. Dans nos modernes jungles, est-ce ainsi que l’administration culturelle entend se prémunir contre ceux que Mr Chevènement appela des « sauvageons » ? L’Art contemporain, qui voudrait éteindre les feux sociaux avec de l’essence, est une transgression de l’art devenue transgression de l’homme. La subvention de la subversion aboutit à la neutralisation de l’une par l‘autre. La subvention subvertit la subversion (c’est son but) mais la subversion atteint en retour l’action publique : car l’énergie institutionnelle et ses moyens financiers sont tournés (détournés) vers une idéologie qui n’a d’art que le nom ou presque. En font les frais tous les artistes et les amateurs d’art non duchampien, ceux qui aiment encore (comme la majorité de la planète) les tableaux sur toiles et les sculptures sur socle ou ceux qui n’identifient pas forcément culture et transgression. La période chiraquienne n’a pas changé grand-chose à la marche habituelle de l’Art contemporain : les ministres passent (de droite comme de gauche), la bureaucratie culturelle reste et l’art officiel avance…Cependant l’excès finit par réveiller l’exaspération ; circule actuellement sur le Net une pétition, « L’art, c’est la vie », signée par plus de 600 artistes qui stigmatisent

: « les manipulateurs masqués qui au sein des institutions imposent une pensée unique ». Cela faisait longtemps que le milieu artistique, écrasé, anesthésié par la dominance de l’Art contemporain, ne s’était révélé aussi frondeur. Vu le prestige de certaines signatures, l’opposition à l’art officiel ne pourra plus être ravalée à une réaction issue d’atrabilaires et de ratés. Est-ce l’aurore de la rupture tant annoncée ?

 Christine Sourgins

 Article paru dans les Cahiers Saint Raphaël, 18, villa Rachaert, 92390 Villeneuve-la-Garenne 03 21 10 52 11, N°88, septembre 2007, p. 58 à 62.

  (1) Le terme « Art contemporain » ne signifie pas « l’art de nos contemporains » mais la partie officielle de l’art d’aujourd’hui. Cette appellation ne peut se confondre avec « art moderne » ou « art abstrait » recouvrant des réalités différentes. Essentiellement conceptuel, l’Art contemporain est moins une esthétique qu’une idéologie fondée sur la rupture permanente. Duchamp en donna, sans le savoir, le coup d’envoi en 1917, à New-York : il détourne un urinoir pour le placer au rang d’un objet d’art, baptisé « fontaine ».

(2) Sur les multiples vicissitudes et les évolutions récentes de l’Art contemporain voir : Christine Sourgins, « Les mirages de l’Art contemporain », éditions de La Table Ronde.