L’art d’édulcorer la Peinture

3 décembre 2018

Il se passe d’étranges choses à l’Orangerie de Paris. On ose y exposer de la Peinture, alors qu’il est rare que les institutions françaises s’intéressent à « cette passion périmée », qui plus est quand elle est réalisée par une femme contemporaine, ici Paula Rego. Née en 1935, célébrée à l’étranger, rarement exposée en France, c’est une artiste dont l’art n’a rien de « sucré », et qui donc pourrait plaire aux amateurs de choc et provoc, si fréquents dans l’AC, tant ses grands pastels sont transgressifs : ils s’attaquent au « roman familial », assassinent les relations père/ mère/mari ou amant avec le style incisif de cette figuration vériste chère à l’Ecole de Londres. Britannique d’adoption, Rego n’épargne pas son Portugal natal ; devant sa série consacrée aux danseuses-autruches, en tutu noir, aussi naïves que pataudes, on se doute que Paula règle ses comptes, moins avec Walt Disney, qu’avec les silhouettes féminines de son enfance… Mais le malaise vient surtout de la lecture des cartels accompagnant l’exposition. Toute la force percutante de la peinture de Rego y est régulièrement minorée. Ainsi ses peintures mettent en parallèle la figure du père et l’inquiétant Homme-Oreiller qui étouffe les enfants (d’après une pièce de McDonagh ) mais, rassurez-vous, « non pour son aspect sinistre » clame un cartel, sur l’air de « dormez tranquille, ceci est un rêve ». Or, certaines allusions à l’inceste sont claires, ainsi le tableau intitulé « La famille », où une enfant joint les mains mais une autre stimule (hum !) le bas ventre d’une figure paternelle en déroute. Commentaire du musée affiché sur le mur : « les personnages semblent attendre un miracle… » et de n’y voir que des allusions religieuses. Certes, il y a bien référence aux anciennes descentes de croix ainsi qu’au mari de Paula, réduit à l’état de pantin par la maladie… mais pas que ! En témoigne, sur la même œuvre, ce reliquaire où un St Georges terrasse un dragon,  benoitement interprété par le musée comme « la victoire du bien sur le mal », omettant le relief peint en dessous : une cigogne y domine un renard ! Or le renard, dans d’autres œuvres, c’est un partenaire mâle. Il y a le constat d’une guerre des sexes chez Rego, comme dans sa série inspirée du chef d’œuvre inconnu de Balzac. On y voit une femme peintre surclasser un homme (l’époux volage de Paula, Victor Willing, était un peintre célèbre … avant que Paula ne l’éclipse) ; on y voit aussi ce qui pourrait bien être un avortement mais le musée ne retient qu’« une allégorie de la puissance de la peinture, du rapport existentiel de Paula Rego à la peinture ! » Ailleurs il affirme qu’elle « questionne en permanence la représentation » et que « ce qui est peint c’est la représentation en train de se faire dans toute la fragilité de son artifice » ; encore un peu et Rego deviendrait une artiste conceptuelle ! On apprécie, ou pas, la véhémence de Rego mais rien n’est fictif ou gratuit, sa peinture n’est pas pour elle un exercice intellectuel mais exorcisme ou vengeance de situations sordides vécues (le documentaire que projette le musée est clair à ce sujet).

Alors pourquoi ces bémols à la clé des tableaux ?  Le musée trouverait-il trop virile la véhémence picturale de Paula ? S’agirait-il de « castrer » l’image par un texte débonnaire ? Autre explication : dans cette exposition titrée « Les contes cruels de Paula Rego », la cruauté l’emporte sur la féérie qui tourne au vinaigre, ce n’est donc pas une peinture pour petits enfants… nombreux dans les salles ! Le site du musée  propose aux familles, accrochez-vous, « une approche ludique de l’œuvre de Paula Rego » !!! Voilà qui en dit long sur l’injonction au divertissement qui se substitue à ce qu’autrefois on nommait « culture »… Ça promet, surtout si l’Orangerie s’avisait d’exposer Zoran Music et ses œuvres sur les camps…

Christine Sourgins