Dionysos contre Dionysiac

11 août 2014

    Dionysiac (1) se voulait une « explosition  » à l’heure du post « post-moderne »… Le néologisme vient de Nietzsche : Dionysos est le dieu de l’enthousiasme, de l’énergie vitale déchaînée, cet « excès de flux » s’opposant à l’apollinien comme la praxis à la raison, la dissonance à l’harmonie.

    Puisque la joie est d’essence dionysiaque, le groupe Gelatin offrait d’entrée une version scatologique de Guernica qui « provoque l’éclat de rire, et permet ainsi l’ouverture du corps et de l’esprit en toute légèreté ». Puis R. Jackson alignait 8 ours en fibre de verre urinant de la peinture, certains ayant des têtes d’urinoirs : on nous assure que c’est un hommage à l’ironie duchampienne. Les petits films de F. Hyber (où l’on croque une grappe de raisin dans tous les sens du terme ) peuvent faire sourire, mais, là non plus, personne pour s’esclaffer : à Beaubourg, le rire dionysiaque était rentré.
    La musique étant elle aussi d’essence dionysiaque, C. Büchel a organisé un concert rock puis congelé les instruments à -24°. On fait la queue pour entrer, deux par deux, dans la glacière et ressortir en éternuant.

Puisque la pulsion érotique et sa dissolution dans la jouissance sont Dionysiaque, Mccarthy, au style qualifié de « pré-pubertaire », présente un chaos de 200 savons phalliques avec quelques déjections humaines. Geers nous peint des pin-up éclaboussées d’encre et de bris de verre ; pour le vernissage on a servi le champagne dans des flûtes spécialement crées par l’artiste et coproduites par Beaubourg, leur forme reprend, en plus naturaliste, celle des savons masculins ; vous avez dit provoc institutionnelle ? Nietzsche célébrant l’ivresse amoureuse qui permet d’incorporer l’énergie dionysiaque, le parcours s’achève sur une vision  « positive » du lien érotique. J. Bock filme la pauvre Anne Brochet en divers accoutrements, poursuivie par un cachet d’aspirine, ou introduisant, par prothèse interposée, des olives dans la gorge de son partenaire etc. Autant définir l’amour comme le partage de l’absurde.

    Enfin, on nous annonce le retour de « l’art critique », avec Thomas Hirschhorn « artiste-travailleur-soldat », qui cuisine l’immense gâteau mondial entouré de douze cuillères d’utopie : là sont mis au même rang, l’exposition d’art dégénéré d’Hitler, la Chine de Mao, Malévitch, Venise ou la conquête de la lune …

Y a-t-il un philosophe pour sauver Dionysos ?

   Oui, Barbara Stiegler, son texte (2) montre la richesse et la subtilité de la pensée nietzschéenne pour qui l’humain est la créature la plus dionysiaque, car la plus capable de sortir d’elle même pour se sentir apparentée à tous les autres vivants, compatissant dans la souffrance ou la joie. Mais « croire qu’il suffirait pour créer de faire sortir de soi le chaos ou de le « vomir » est le pendant pathologique de la maladie inverse : croire qu’il suffirait d’élaborer des formes froides pour faire de l’art ». Il faut « dompter » Dionysos par des formes et des contraintes définies par son autre, Apollon : « on ne peut présenter l’informe sans la forme, le chaos sans la figure, l’excès sans la limite ». Sinon, gare au « Dionysos simulé » : on ne saurait rêver meilleure critique de l’explosition.

Y-at-il un artiste vraiment Dionysiaque dans l’exposition ?

   Oui, Malachi Farrell avec son atelier clandestin où les hommes sont remplacés par des machines à coudre automatisées. L’éclairage se synchronise aux vêtements qui s’excitent sur leurs cintres, les chaises sursautent, la lumière vacille ; jouant sur le parallèle sonore entre le bruit des machines et celui des mitraillettes, l’installation-spectacle de Farrell se termine sous les fumigènes, dans un ambiance de guerre, dénonçant l’enfer du travail clandestin : ça tient des tontons flingueurs et de la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre. Enfin, voilà qui donne de l’énergie au sens et du sens à l’énergie !

 
Christine Sourgins

 Article paru dans Les Lettres françaises, en juin 2005

 (1) Centre Pompidou, du 16 février au 9 mai 2005.

(2) « Dionysos à condition, Le couteau d’Apollon et l’Oreille d’Ariane », in Le livre Dionysiac, Editions du Centre Pompidou, 240 pages, 2005.