Le dernier livre de Chantal Delsol n’aborde pas directement la question de l’Art, mais notre rapport à la vérité, ce qui est crucial pour les problèmes d’esthétiques qui sont gangrenés par l’idée reçue « qu’on ne discute pas des goûts et des couleurs », autrement dit, l’art serait gouverné par le relativisme absolu. Il peut être, certes, difficile de discuter des goûts en raison de la subjectivité (liée à notre liberté de réception d‘une oeuvre) qui s’y mêle, mais on devrait au moins être en mesure de rendre compte d’un goût personnel sans en faire un oukase qu’on impose ou oppose au voisin ; en revanche, des couleurs (à moins d’être daltonien) il est possible de discuter. C’est même ce qu’on a fait pendant des siècles dans les ateliers et les salons de peinture : telle couleur trop froide ou trop chaude déséquilibrait ou non la composition…etc.
L’Art ressemble à l’Histoire, qui, si elle n’est pas une science « dure », n’est pas irrationnelle pour autant : elle est gouvernée par des logiques de méthodes, une déontologie. Ce n’est pas non plus parce que l’Art n’est pas une science qu’il serait n’importe quoi…
Chantal DELSOL, « L’âge du renoncement » ,Cerf, 2011, 295 p., 21 €
article publié sur Décryptage, le site de Liberté politique, le 1er avril 2011
Avec l’effacement du christianisme, reviennent des sagesses et des paganismes nourris de renoncements : renoncement à la quête de la vérité, renoncement au progrès, à la royauté de l’homme, à la liberté personnelle. Les conséquences en sont, par un lent processus, le remplacement du vrai par le bien, des dogmes par les mythes, du temps linéaire par un retour au temps circulaire, du monothéisme par le panthéisme, de l’humanisme de liberté par un humanisme de protection, de la démocratie par le consensus, de la ferveur par le lâcher prise… Ces retournements augurent-ils une libération ou une résignation régressive ?
Christine Sourgins prend la défense de l’auteur : nul déterminisme dans ce rigoureux diagnostic, mais une invitation à penser rationnellement le recul de la vérité. Pour mieux la retrouver, comme une condition de la liberté, ce qui sera peut-être l’objet d’un prochain livre. LP
LE DERNIER LIVRE de Chantal Delsol, L’Âge du renoncement (Cerf), est un ouvrage qui s’inscrit dans la lignée de ces Grecs qui, comme Aristote, renonçaient volontairement aux ambitions théologiques pour observer la réalité avec la raison (sans prétendre ainsi en évoquer la totalité). La démarche philosophique est un questionnement qui n’a pas la présomption de prédire ou de donner des solutions. Si ce propos dérange à ce point aujourd’hui, ce que la polémique soulevée par le livre indique, c’est que Chantal Delsol vise juste : nous avons glissé dans une société qui n’est plus hantée que par les mythes ou le consensuel.
Montrer que le tandem foi-raison est désormais remisé aux accessoires irritent certains chrétiens qui réagissent en se rassurant : « Des éléphants il y en aura toujours… car ça fait trop longtemps qu’ils sont là », tant il est difficile d’accepter qu’une culture brillante vacille, fut-elle l’Occident imprégné de christianisme.
Histoire et mythologie
L’histoire nous rappelle à l‘ordre : il est des chrétientés disparues, comme celle née des efforts de saint Thomas, par exemple, qui s’étendit en Orient pour se perdre dans la nuit des temps. L’Église a la garantie de ne pas mourir mais non chaque chrétienté particulière… : le Christ est né il y a, seulement, 2000 ans, on ne peut raisonner comme si l’ère chrétienne était planétaire au point d’avoir évincé toutes les autres cultures, comme si le christianisme avait mis hors-jeu la Chine ou l’islam…
Et pourtant, on a opposé dans une revue chrétienne à Chantal Delsol qu’on peut faire « remonter la civilisation à environ 1500 ans avant Jésus-Christ »… ce qui reviendrait à exclure, entre autres, les pyramides d’Égypte ! Voilà qui relève non de l’histoire mais d’une mythologie. Au regard des civilisations, objectivement, c’est-à-dire quantitativement en temps et en espace, nous ne sommes pas si prépondérants, Chantal Delsol a raison.
Il lui est reproché aussi de nier que « tout homme a un désir naturel de Dieu et [que] la recherche de la vérité fait donc partie de sa nature », comme si saint Thomas d’Aquin réfutait l’objet même du livre, donc la possibilité d’un renoncement à la quête de Dieu. C’est oublier un détail : le péché originel, qui, sans éliminer l’aspiration au vrai, peut sérieusement l’émousser, ce que justement l’auteur s’efforce de prendre en compte. C’est aussi ne pas voir que la lucidité paisible mais acérée de cet ouvrage est une forte démonstration que non seulement Chantal Delsol croit à ce désir de vérité mais qu’elle en vit.
Le pari de la raison
Autre accusation : Chantal Delsol se placerait en observateur extérieur du christianisme. C’est vrai et c’est peut-être une preuve d’excellence de la pensée chrétienne ! Croire à la vérité au point d’abandonner les stéréotypes de la « boutique » pour se colleter avec le réel, sans faux-fuyant, et s’adresser à tous et non pas aux convertis. On pourrait y voir une forme d‘héroïsme intellectuel, ou encore une contribution à une véritable « nouvelle évangélisation » (devenue ce hochet qu’on brandit sans cesse mais qu’on ne voit guère, comme l’arlésienne) : Delsol fait le pari qu’il reste bien en chaque homme suffisamment d’aspiration à la vérité pour la lire, reconnaître son souci d’objectivité, et, devant son constat inquiétant, se mettre en quête d’un remède, et pas la tête dans le sable fut-il celui d’un passé doré.
Un exemple sur l’articulation foi/démocratie : « C’est le monothéisme judéo-chrétien (et non pas la saison révolutionnaire, comme on le croit communément), qui ouvre la voie à la démocratie. » Celle-ci se déploie essentiellement dans nos contrées « parce que pèse dans les mentalités la seule certitude qui la fonde : l’homme est capable ; il peut prendre en main son propre destin […]. Cela ne signifie pas que tous les hommes sont également intelligents, aptes aux compétences requises […], ce qui serait une absurdité que toute la réalité dément », mais que chacun est susceptible d‘un bon sens et d‘une conscience minimales.
Or cette présomption de capacité est une croyance « enracinée dans la foi que l’homme est une personne, créature d’un Dieu qui le fait à son image, et nourrissant en lui plus de virtualités qu’on en peut jamais voir. Mais cette croyance demeure toujours attachée à la foi qui en assure la sauvegarde. Sans la foi qui l’engendra, la croyance en la capacité devient un mythe fugace… ». Le citoyen est alors déclaré incompétent et une caste d’experts au pouvoir lui confisque ses droits : « Autant le judéo-christianisme érigeait les fondements de la démocratie moderne, autant les sagesses qui viennent érigent les fondements de gouvernements autoritaires » (p. 236-237).
Qu’est-ce qui dérange donc dans le livre de Chantal Delsol ? Que le courage de regarder nos dérives vienne d’une femme ? Qu’une philosophe délaisse les « paroles pieuses » pour penser « la vérité qui nous rend libre » ?
Un des signes de l’incompréhension des critiques, c’est de prétendre qu’à aucun moment, Chantal Delsol ne démontre le caractère inéluctable, impossible à renverser, de l’évolution actuelle, et de juger pourtant le livre « pessimiste » ! La lucidité de Delsol, qui n’est jamais amère mais sereine, est autant impressionnante que rassurante ; on pressent même chez elle « une sagesse chrétienne » capable de répondre au retour des sagesses païennes. Mais cela sera peut-être un autre livre. Celui-ci est le temps du diagnostic.
Christine Sourgins