Soupe à la grimace au musée de la Chasse et de la Nature

3 novembre 2014

Après McCarthy s’appropriant un espace public, la place Vendôme,  voici venu le tour des espaces et des espèces naturels d’être estampillés « Art ».

Aux USA,  les gardes forestiers recherchent l’auteur de graffitis qui prolifèrent dans les parcs nationaux. L’artiste Casey Nocket  ayant mis en ligne sur les réseaux sociaux des photos de ses «œuvres», avant de fermer ses comptes,  les médias américains la soupçonnent d’avoir laissé sa marque dans dix grands parcs, y compris les montagnes rocheuses dans le Colorado.

La grande légitimation de cette sérial graffiteuse est bien connue : « C’est de l’art, pas du vandalisme, je suis une artiste ». Comme J. Beuys l’a déclaré, « tout le monde est artiste » : alors chacun a-t-il le droit de s’exprimer sur la première paroi venue ? Laisser sa marque sur  un territoire est une caractéristique animale conflictuelle : qui va décider que tel dessin a le droit d’être plus en vue que tel autre ?

Les américains en sont conscients : la page «we the people» (nous le peuple) du site de la Maison Blanche, qui permet de lancer des pétitions, affiche plus de 12 000 signatures demandant aux autorités d’entamer des poursuites contre celle qui s’approprie les montagnes. Et la liberté de création alors ? Voilà une affaire qui montre à quel point notre liberté (de création) s’arrête où commence celle des autres, y compris la liberté de création de Dame Nature….

Restons dans la nature, avec Delphine Gignoux-Martin qui intervient à Paris, au musée de la Chasse et de la Nature, devenu la proie de l’AC. L’œuvre s’appelle  Comment déguster un phénix ? Titre alléchant.

Dans la semi-obscurité de la cave voûtée du musée, éclairée par des lustres en bois de cerf, un ballet d’ombres,  celles d’un bestiaire projeté par l’artiste, la mise en scène est raffinée : un couturier et une modiste ont habillé une part des invités ( coiffes à fourrure,  emplumées, autant de  clins d’œil animaliers),  la partie culinaire a été réalisée par le chef Yves Camdeborde… même les verres en cristal sont gravés d’oiseaux.

L’œuvre,  qui eut lieu le 23 octobre 2014, se veut collective, participative,  une performance dinatoire, mieux  un rituel , une cérémonie : proposer de déguster « de la soupe au sang de taureau » dans le taureau lui même !

En voilà de l’Art conceptuel :  le contenu est mangé dans le contenant .  «Boire du sang de taureau, ça crée des liens » sic : c’est le principe des bizutages, pour ceux qui ont leurs références dans l’actualité … et des antiques cultes mythraïques, pour ceux qui aiment les références historiques et religieuses.  L’artiste, nous dit-on, « s’applique à donner une nouvelle existence à des animaux morts », elle veut « manifester le cycle de mort et de résurrection » en usant de « la consommation de la chair et du sang (qui) est une forme de régénération, elle permet à la vie de se transformer en passant d’un être à l’autre ». D’où le titre de l’ œuvre, allusion au phénix renaissant de ses cendres. Grâce au très pédagogique Musée de la Chasse, nous savons enfin que le Phénix avait 4 pattes et 2 cornes !

Ce taureau de Camargue, l’artiste l’a vu et choisi de son vivant, il a été mis à mort par un jeune matador. Delphine Gignoux-Martin  a récupéré sa peau, appelé un taxidermiste à la rescousse pour le transformer en porte-plats, à la manière des terrines zoomorphiques d’antan. « Les plats en forme d’animaux ont marqué l’histoire de l’alimentation », voilà comment l’histoire sert de caution.  L’œuvre « met en évidence le lien vital qui nous unit à la nature », les écologistes apprécieront : à l’intérieur du taureau, le chef a caché des surprises gustatives « végétales ». Au musée de la Chasse, on est carnassier avec délicatesse : détail important, on déguste les plats debout, avec les doigts, en se servant directement dans la bête.  

Un journaliste du Monde raconte : un jeune garçon renverse du sang sur sa chemise, « Tu vois, tu fais vraiment partie de la performance ce soir », remarque sa mère super-branchée. Quelqu’un avance une caution médicale  « J’en buvais quand j’étais petit, c’est un fortifiant ».  Rares sont les  convives  rebutés : des naïfs qui devaient croire que le marquis de Sade ne sévissait qu’ au Musée d’Orsay ! La majorité des participants, très panurgiquement, se laisse « guider»sic  et même le journaliste ne peut s’empêcher de conclure sur la suavité de la cuisine proposée. « Ce moment de plaisir s’est déroulé à partir de sentiments contradictoires et d’une situation féroce : ce taureau qui s’ouvre, c’est assez cru. Mais la nourriture a apporté une douceur » dira l’artiste.

Voilà qui augure d’une des évolutions possibles de l’AC : cacher le venin de la transgression/ régression dans le doux, le sucré, le raffiné…muni de toutes les références qui en imposent. L’AC se revendique contemporain, donc de son temps or voilà  une œuvre qui convie à  manger à même la carcasse d’un animal comme s’il s’agissait d’un meuble, ce qui est plus régressif que transgressif,  à l’heure où  le législateur vient de reconnaître à l’animal le statut d’être vivant et sensible.   Est-ce aussi dégradant  pour la dignité humaine ? C’est ce que pensent certains qui ont  lancé une pétition, ils s’émeuvent, puisque  le festin taurin a été filmé,  que les images repassent  en boucle dans le musée, devant petits et grands visiteurs, jusqu’au 26 janvier 2015.

Christine Sourgins