L’art de l’incruste

10 décembre 2019

A Paris, le 23 novembre, lors de la marche contre les violences faites aux femmes, au milieu de la foule d’anonymes et de personnalités, s’agitait une artiste de 28 ans, dont l’incruste est la marque de fabrique : « Marie s’infiltre » (son pseudo et son concept)  n’a pas hésité à fouetter les deux hommes dénudés qui l’accompagnaient tenus en laisse. Ce qui suscita, comme c’est curieux, des réactions hostiles sur place et sur la Toile. Voulait-elle banaliser l’idée que « féminisme égal haine des hommes » ? Ou, comble de l’extrémisme, qu’il est temps que les femmes dominent les hommes ? « Marie s’infiltre » affiche la candeur habituelle des artistes d’AC qui, jamais au grand jamais, ne blasphèment, n’injurient ou se fichent du monde : « Non je ne me moque pas des personnes qui vivent des drames, je ne jouis pas de la méchanceté, non je ne caricature pas les femmes qui meurent sous les coups de leur conjoints. Je prends juste un sujet et je le montre différemment (…). Nous sommes dans l’ère de la moralisation extrême… ». Bref, son combat n’est pas le sort des femmes qui crèvent mais, beaucoup plus méritoire et dangereux, celui contre l’ « uniformité des comportements »,  c’est pourquoi «  il est important de prendre un sujet dramatique et de le détourner « .

Des « Marie l’incruste » les Ecoles d’art sont en train d’en fabriquer à la tonne. Selon un article du Monde (1), ces écoles multiplient les partenariats avec les universités, Sciences-Po, le CNRS et tutti quanti pour intégrer toujours plus de sciences sociales dans leurs cursus, car (tenez-vous bien) : « les artistes ne peuvent plus vivre et créer sans comprendre le monde qui les entoure », il faut  « sortir de l’art pour l’art » ajoute un directeur de centre d’art. Quoi, cela fait au moins un demi-siècle que les écoles d’art nous chantent  « l’Art c’est la vie » et, aux portes de 2020, elles en seraient encore restées au XIX siècle ?

Vous n’y êtes pas : la lutte des classes, la démocratie participative, le féminisme, sont des vieilles lunes devant  les «questions en prise avec l’actualité »  à savoir  les études de genre, l’urgence écologique, les migrations, vrais sujets mais qui ont bon dos (on se souvient comment, en 2016,  l’artiste Ai Weiwei s’infiltra dans la question des migrations en mimant la mort du petit Aylan (2)). La Villa Arson (3) a lancé un  groupe où l’on traite  du post-capitalisme, post-colonialisme, avec  maintenant des cours de cyber-féminisme sic. Place à l’afro-futurisme re-sic soit « un travail d’imaginaire destiné à envisager des futurs à partir de l’histoire de cette grande marge qu’est le fait noir ». Quoi, à l’heure du post-colonialisme, on continue de coloniser les imaginaires au lieu de laisser les africains inventer, en Afrique, le futur qui leur convient ? Quant aux études de « LGBT», quelle aubaine pour y noyer les affaires de harcèlements, dont la Villa a été le théâtre, comme nombre d’écoles d’art – avec  des enquêtes en cours…

 « Maintenant, on va tout enseigner sauf l’art » conclut, lucide, le peintre Pascal Pinaud, professeur historique de la Villa Arson. Une étudiante évacue le problème avec finesse: « Un artiste, au bout d’un moment, il l’a bien travaillée, la matière, il a assez joué avec son caca, et ça l’intéresse d’aller chercher ailleurs. Même si, forcément, les questions de féminisme, de LGBT, ça fait peur à certains. » Pardi, quand on ne sait pas tenir un pinceau, la matière c’est ringard. De quoi expliquer l’indifférence de « Marie s’infiltre » devant la chair des femmes battues : rien que de la matière, pas assez conceptuel. L’important n’est pas la rose mais le « questionnement » !

L’écologie inspire une exposition 100 % recyclée, à partir des ressources du jardin, ou d’une « récupérathèque » pour matériaux non utilisés, etc. Bravo ! Mais alors pourquoi ne pas afficher l’empreinte carbone  du tas de terre exposé au Palais de Tokyo, par exemple ( ou celle des biennales, Fiac et Cie avec le taux de pollution des jets privés des collectionneurs…  ), plus  le coût des expositions et des subventions publiques ? A priori l’écologie a besoin d’experts, de scientifiques, puis de journalistes pour informer et de militants pour répandre les bonnes pratiques : en quoi un artiste, même sincère, serait-il plus efficace qu’un militant écolo ? Quelle intérêt, pour la société, de s’emparer d’une cause déjà équipée (comme disent les sociologues) et déjà populaire : pour enfoncer des portes ouvertes … par d’autres ? Le diable se cache dans les détails, pour le directeur des études de la Villa Arson, il faut « sortir de la figure un peu romantique de l’artiste, sans pour autant fabriquer à tout prix des artistes engagés. »

Car les écoles d’art fabriquent en fait des « incrustes », de pseudo agitateurs aptes à s’emparer de thèmes d’actualité pour en vivre médiatiquement et financièrement. Aptes aussi à polluer les débats comme « Marie s’infiltre » : embrouiller une situation compliquée, c’est  pain béni pour le Pouvoir. Bizarrement, des questions brûlantes, mais qui intéressent les « vrais gens », sont évitées : avez-vous vu beaucoup d’œuvres d’AC traitant du problème des retraites ?

Pour sensibiliser à la faim dans le monde (?), Cattelan à la foire de Miami propose une banane scotchée au mur à 120 000 euros…un autre artiste vient de la manger, en public et sous les caméras. Pas de préjudice selon la galerie Perrotin : il n’a pas détruit l’œuvre, ce qui compte c’est l’idée, le fruit étant remplacé régulièrement et la valeur résidant dans le certificat « d’authenticité ». A quand la décolonisation de l’Art, sa dépollution des miasmes de l’AC ? Rendez-vous en 2020 

Dernière minute : un incruste inattendu ! D’après le Canard Enchaîné, le général Georgelin qui supervise la restauration de Notre-Dame  aurait demandé, en plus de sa retraite de Général, de cumuler un revenu de 14 000 euros par mois pour s’occuper du chantier. Voilà un retraité heureux qui a farouchement nié. Comme Cahuzac un compte en Suisse, Delevoye un cumul de fonctions, etc ? A suivre…

Christine Sourgins

(1) « Climat, genre, migrations : un vent nouveau souffle sur les écoles d’art » d’Emmanuelle Lequeux, Le Monde du 29 Novembre 2019.

(2) En prenant la posture du petit noyé afin de « prendre position »sic sur les migrations…

(2) La Villa Arson, seule institution nationale dédiée à l’art contemporain à réunir un centre d’art, une école supérieure d’art, une résidence d’artistes et une bibliothèque spécialisée.